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L'économie a-t-elle un sens?

La Mondialisation

12 Mai 2017 , Rédigé par Philippe Vadjoux Publié dans #Extrait du livre

Nous avons constaté que le capitalisme avait toujours dû composer pour survivre aussi bien à la fin du XIXe siècle qu’après la crise de 1929.

 

La révolte de Mai 68 pouvait laisser espérer une mondialisation des idées, une nouvelle société. Devant un tel risque, les forces conservatrices et capitalistes reprennent la main et le pouvoir, imposent leur doctrine et conduisent une lutte technologique et militaire face à l’URSS. La disparition de l’Union soviétique leur laisse les mains libres.

 

Nous entrons dans une nouvelle ère. Le capitalisme n’a plus besoin de compromis, de réformes sociales. C’est un capitalisme dominant qui revient à ses sources : primauté du capital et des actionnaires, travailleurs placés en compétition les uns contre les autres, réduction du rôle de l’Etat en tant que redistributeur de ressources et régulateur des marchés.

 

C’est la victoire de « Tina », aussi bien dans les organisations internationales, les gouvernements, les instituts de recherche ou les universités. Il n’est plus question d’analyser ou de critiquer, il suffit d’améliorer l’efficience du système, de modéliser les perspectives des valeurs financières.

 

Ce néo-capitalisme est certes mondialisé et technologique, pourtant il s’inspire directement de son modèle du XIXe siècle.

 

Un grand financier américain, qui a toujours su faire preuve de perspicacité, Warren Buffet, peut ainsi s’exclamer : « Oui la lutte des classes existe bien, mais aujourd’hui aux Etats-Unis ces sont les riches qui la mènent et ils la gagnent ! ».

 

Mondialisation ou Globalisation ?

 

Ces termes s’imposent dans les années 1990. A vrai dire, l’origine de la mondialisation remonte à la nuit des temps : mouvements de populations, peuples navigateurs, empires antiques, grandes découvertes, courants d’échange de la soie, des épices, de l’or, de l’étain et même des esclaves, colonisations, internationales ouvrières, guerres mondiales, SDN et ONU…

 

Il s’agit d’abord d’une unification économique et géographique. Les pays du Tiers-Monde ont progressivement renoncé à leur non-alignement proclamé à Bandung et se sont ralliés à l’économie de marché. Puis l’URSS, à la suite des réformes de Gorbatchev, a remis en cause son propre système économique et a laissé les anciennes « démocraties populaires » libres de choisir leur système économique et même de rejoindre l’U.E. La Chine, à son tour, a procédé à des réformes de libéralisation économique mais sous l’égide du PCC et d’un Etat fort. La puissance chinoise était mal connue de l’Europe mais elle n’est pas nouvelle, elle a probablement été la première puissance économique mondiale jusqu’au XVIIIe siècle1.

 

Les formes du capitalisme sont très variées entre le modèle ultra libéral occidental des administrations Reagan, Thatcher ou G.W. Bush, le modèle social-démocrate de l’Europe du nord, l’affairisme de la Russie, le capitalisme d’Etat de la Chine, les dictatures de certains pays en voie de développement mais aussi les régimes progressistes, le capitalisme de rente des pays pétroliers ou miniers. Un marché unique s’instaure progressivement sur la base des « coûts comparatifs ». Chaque pays a tendance à se spécialiser dans certains secteurs, simples niches où il dégage la meilleure rentabilité pour le capital investi.

 

Le marché mondial est tenu par des géants qui dominent un secteur, qui définissent les stratégies, la planification, la recherche, les types de produits, le marketing et qui choisissent les lieux de production et les entreprises sous-traitantes.

 

C’est ainsi que le premier vendeur mondial d’ordinateurs (DELL) ne fabrique pas d’ordinateur ou que le premier vendeur de chaussures (Nike) ne fabrique pas de chaussure…

 

Rappelons, à titre de comparaison qu’en 1955 General Motors employait 500.000 salariés aux Etats-Unis et 80.000 à l’étranger. Aujourd’hui Apple fait travailler 4.000 personnes aux Etats-Unis contre 700.000 chez ses fournisseurs asiatiques.

 

Tout cela est bien sûr mouvant et dépend des stratégies des oligopoles.

 

Cette mondialisation géographique est aussi une globalisation, c’est la marchandisation du monde. Le marché originel, limité à la sphère des biens et des services « marchands », s’étend progressivement à tous les aspects de la vie humaine, à tous les biens communs. Tout est argent et profit. L’économie dévore la société.

 

L’eau est de plus en plus chère souvent de façon abusive, notamment dans les pays pauvres. L’air pur, comme le silence deviennent des biens rares donc valorisés et coûteux (notamment dans les villes).

 

Les beautés de la nature sont de plus en plus confisquées sous forme de plages privées, de parcs payants etc.

 

Certains pays pauvres sont conduits à céder d’immenses domaines fonciers à des Etats ou à des entrepreneurs étrangers qui se chargent de les exploiter, sans contrôle.

 

La santé est souvent éclatée entre une médecine de base débordée (urgences, hôpitaux, spécialistes) et une médecine privée très onéreuse. Aux Etats-Unis des droits d’accès prioritaires à la médecine sont vendus (environ 15.000 USD) comme des sortes de « coupe-file ». Partout les soins esthétiques sont affaire de produits de luxe et de cliniques spécialisées. A l’inverse, certaines catégories sociales sont exclues du système de santé (étudiants, pauvres, vieux etc.) notamment dans les pays dits « libéraux ». Les plus pauvres sont conduits à vendre un rein, louer leur ventre.

 

Les équipes sportives ne représentent plus une région, une ville, elles sont « sponsorisées », parfois cotées en bourse et les joueurs vedettes jouissent à la fois de rémunérations et de cachets publicitaires indécents.

 

Le monde de l’art est entre les mains de groupes qui cherchent à réaliser des bénéfices sur un marché. L’artiste est de plus en plus asservi ou isolé. Des foires internationales d’art contemporain (Art Basel, Frieze London art Fair) ont ainsi essaimé des filiales dans le monde entier et sont devenues des « majors » qui dominent les marchés, créent des tendances, fixent les valeurs. Il en est de même pour les grandes salles de vente (Sotheby’s et Christie’s). L’art est devenu un marché, dominé par des puissances financières, soumis à des « marques », animé par la rentabilité et qui tend à s’uniformiser (cf. Le Monde, Philippe Dagen, 19/05/14). Même l’humour, naguère corrosif, contestataire, devient plus encadré, voire répétitif (rires enregistrés…) pour devenir un simple spectacle commercial.

 

C’est l’audimat qui détermine les programmes de télévision et les productions à venir. Les spectacles les plus triviaux (téléréalité etc.) l’emportent sur les créations. Les medias importants (télévisions, radios, journaux, presse gratuite etc.) appartiennent de plus en plus à de puissants groupes industriels ou financiers qui peuvent diffuser à loisir l’idéologie dominante et créer l’événement en fonction de leurs intérêts. Le journalisme indépendant et d’investigation cède la place à une industrie, comme les autres.

 

L’enseignement qui s’était un peu démocratisé pendant la période des Trente glorieuses (bourses, réformes éducatives, etc.) redevient inégalitaire : importance des cours payants de soutien, des formations spécifiques, des écoles privées. Les frais d’inscription à certaines universités ou écoles obligent les étudiants à s’endetter lourdement (ce problème atteint une réelle gravité aux Etats-Unis). Les organismes publics de recherche voient leurs crédits stagner et sont parfois contournés par des officines, des laboratoires privés qui ont pour mission de justifier les pratiques douteuses de certains grands groupes (santé, qualité de l’air, de l’eau, alimentation, alcool, tabac, réchauffement climatique etc.). Le lobbying a plus de poids que la recherche fondamentale.

 

La publicité est d’abord un outil de soumission et d’endoctrinement du consommateur. Elle est de plus en plus envahissante. Ce sont des multitudes de panneaux gigantesques qui défigurent les entrées des villes. Ce sont des tonnes de papier qui encombrent nos boîtes aux lettres. Ce sont des pubs télévisées qui prennent de plus en plus de place. Ce sont des mails insidieux qui reviennent sans cesse. Ce sont des appels téléphoniques qui nous importunent et nous poursuivent etc. Le coût humain est élevé, car il s’agit de plus en plus souvent d’un gâchis, d’une pollution. Le coût financier est considérable (parfois de l’ordre de 20% du prix des produits) et est à la charge des consommateurs.

 

De nouvelles technologies ont été mises au point pour conditionner le consommateur : profilage, discrimination financière, radio-identification, marketing biométrique, neuromarketing, bases de données des réseaux sociaux d’Internet transmises aux grands groupes commerciaux etc.2 Aujourd’hui les enfants sont exposés à 200/300 publicités par jour (« marketing furtif »). Aux heures d’écoute des enfants les aliments sucrés, salés ou trop caloriques ont une surreprésentation.

 

En outre, cette propagande commerciale permet aux grandes entreprises d’occuper le terrain et d’empêcher les petites entreprises innovantes de se faire connaître, de percer. Certes, la publicité est parfois drôle et inventive mais la créativité peut être mise au service d’actions plus nobles que la domination du consommateur.

 

La vie politique est soumise à la question essentielle des ressources financières (campagnes, meetings, moyens de propagande, personnels, locaux etc.) et les donateurs (notamment les grandes entreprises) jouent un rôle essentiel. L’écrivain américain, Russel Banks, rappelle que la vie politique américaine est devenue une course financière : pour concourir à la présidence il faut récolter plus d’un milliard de dollars de fonds de campagne, plus de cent millions de dollars pour un siège de sénateur ou de gouverneur. Qui peut lever de telles sommes sinon de riches institutions et entreprises ?

 

Quant à la campagne électorale, elle se réduit de plus en plus à un spectacle, avec l’organisation de grandes fêtes, la présentation du candidat et de sa famille, une apparence physique et quelques bons mots. Les électeurs ont tendance à élire leurs représentants comme s’ils élisaient des vedettes de télévision. La politique devient un spectacle, financé par le marché.

 

Enfin, de nombreuses enquêtes sociologiques révèlent que l’argent prend de plus en plus d’importance dans la vie familiale : hiérarchie des revenus au sein d’un couple, disputes sur le contrôle des dépenses, négociations avec les enfants, enjeux financiers des divorces, rivalités matérielles entre familles.

 

Bien des travailleurs (notamment les cadres, les professions indépendantes, les agriculteurs) sont conduits à consommer des médicaments, voire des drogues, pour résister aux pressions de la rentabilité à outrance, avec des conséquences catastrophiques pour la vie familiale.

 

Le corps humain se vend de plus en plus. La prostitution s’est hiérarchisée avec l’antique prostitution de rue, les propositions sur Internet et les offres de haut de gamme par des cabinets spécialisés, auxquels il faut ajouter le tourisme sexuel dans les pays pauvres et l’esclavage sexuel à domicile.

 

L’invasion du marché dans toutes les sphères de la vie humaine concerne particulièrement les femmes3. Céline Lafontaine, sociologue à l’université de Montréal, dénonce les dérives de la « bio économie » : corps féminin, sang, tissus, ovules, cellules (médecine régénératrice utilisant les cellules de fœtus avortés, de placenta, du cordon ombilical, du sang menstruel, trafic d’organes, cliniques de fertilité en Inde ou en Thaïlande exploitant des mères porteuses à bas prix etc.).

 

Même la pollution de la planète par le carbone fait l’objet d’un marché.

 

Certes, tout n’est pas nouveau. Mais l’essence même de la globalisation est que la sphère marchande, payante, s’élargit sans cesse. L’individu doit vivre un porte-monnaie à la main. Il existe de moins en moins de biens communs, de terres libres, d’activités gratuites. Celui qui n’a pas assez de ressources est exclu, refoulé, il peut même mourir sur la chaussée. L’égalité entre les citoyens est purement juridique. Dans les faits, chaque être humain représente une valeur, un prix (calculé en fonction de sa famille, son éducation, son travail, son salaire, sa retraite, sa mutuelle, son système de santé, ses assurances etc.). L’être humain aussi devient une marchandise.

 

Vous avez dit « oligarchie » ?

 

Evidemment, la grande question est de savoir pourquoi la mondialisation s’accomplit aujourd’hui sous cette forme marchande et qui la dirige ?

 

La mondialisation ne résulte pas vraiment des mouvements internationalistes nés au XIXe siècle (Internationales ouvrières, anarchie apatride, langues internationales telles que l’Esperanto etc.)… pas plus que des créations institutionnelles nées après la Première Guerre mondiale (SDN, puis ONU, FMI, BIRD, OMC etc). Les mouvements populaires sont morts avec les guerres. Les institutions internationales constituent une esquisse de gouvernance mondiale, encore partielle et limitée.

 

Cette mondialisation économique ne procède pas de la volonté des peuples et des Etats, elle n’a été ni débattue, ni définie.

 

Elle résulte du processus capitaliste d’élargir sans cesse les marchés, pour accroître les profits. Elle s’impose de façon brutale et « unidimensionnelle » : c’est la mondialisation des marchés et de l’argent. Elle est décidée et dirigée par de grands groupes internationaux qui « font » les marchés4.

 

Cette mondialisation porte sur les capitaux, les biens et les services mais ignore les êtres humains. Il est pourtant évident que les mouvements de capitaux et de marchandises entraîneront des mouvements de population : d’abord les experts, les commerciaux, les ingénieurs puis les travailleurs « compétitifs », sans oublier les exilés politiques, climatiques etc. En outre, cette mondialisation matérielle, imposée, parfois brutale va provoquer des désordres sociaux, des désarrois, des replis identitaires, notamment dans les populations fragilisées. Cela révèle qu’une vision purement mercantile ne permet pas de faire face aux questions globales d’une société.

 

Par ailleurs, ces grands groupes capitalistes qui ont une dimension internationale ne sont pas véritablement contrôlés. A l’échelle mondiale il n’existe pas de véritable gouvernance et le pouvoir des Etats nationaux est par définition local. Ainsi ces groupes sont libres d’opérer à leur guise, en se jouant des frontières.

 

Ces multinationales ont d’abord été les bras armés des grands pays occidentaux dans la conquête des marchés, mais progressivement elles se sont diversifiées (coréennes, chinoises, indiennes, brésiliennes etc.) et sont devenues de véritables puissances, indépendantes des Etats.

 

En l’an 2000 sur les 100 premières « puissances économiques mondiales » 55 étaient des entreprises (et non des Etats) selon la CNUCED. Le chiffre d’affaires total des 500 plus grandes entreprises mondiales, selon Fortune, représente plus de 45% du PNB mondial. Ce sont elles qui décident des investissements, des secteurs prioritaires, des pays d’avenir, des produits de demain, des modes de vie, des mouvements de capitaux, des orientations sur les marchés, ce sont elles qui financent le lobbying, influencent les pouvoirs publiques, suggèrent les textes de lois.

 

Elles exploitent la faiblesse des Etats pour échapper aux règles sociales et environnementales ou aux impôts (2,5 à 5% de taux effectif d’imposition selon les spécialistes). Elles utilisent leur comptabilité pour déplacer les profits dans les pays amis ou dans les paradis fiscaux (les îles Vierges dans les Caraïbes sont le deuxième investisseur en Chine). Elles exercent un rôle majeur grâce aux lobbies : tabac et cigarettes, sucre, médicaments, OGM, réchauffement climatique etc. Enfin elles dominent les industries de l’information et du numérique (Google, Amazon, Apple, Facebook) et ce flot d’informations sur les consommateurs est ensuite traité et exploité à des fins publicitaires. 40 à 50% des données diffusées par les internautes sont utilisées à cette fin. Le « retargeting » consiste à proposer le bon message publicitaire, à la bonne personne, au bon moment. Les « cookies » sont de petits logiciels qui permettent de suivre le consommateur sur la toile. Les algorithmes des mathématiciens ne sont plus seulement utilisés sur les marchés financiers mais aussi dans la publicité.

 

Ces multinationales se situent dans les secteurs phares de l’économie (informatique, banque, finances, médias, recherches). Leur capitalisation boursière leur permet de jouer un rôle essentiel dans les opérations de fusions-acquisitions qui dessinent les futurs théâtres d’opération. Enfin elles sont très liées aux cabinets d’audit internationaux (Deloitte Touche Tohmatsu, Ernst and Young, KPMG et Price Waterhouse Coopers) qui évaluent la situation des entreprises et préconisent les nouvelles règles comptables, ainsi qu’aux agences de notation (Standard and Poors, Moody’s, Fitch) qui mesurent les risques (risque pays, risque systémique, risque sectoriel, risque entreprise etc.). Les nouvelles normes comptables internationales (International Financial Reporting Standards, IRRS) ont été élaborées dans les années 1990 par un organisme privé (International Accounting Standards Board, IASB) dominé par les cabinets d’audits américains et certaines de ces méthodes de valorisation ont précipité la crise de 2008, faute de recul et de diversité5.

 

Il est incontestable que ces transnationales investissent dans des secteurs novateurs, créent de la richesse, stimulent de nouvelles régions du globe. Mais le vrai problème est que les grandes décisions qui commandent l’avenir de la planète (alimentation des populations, besoins en eau, recherches médicales, énergies, nouvelles technologies, développement durable, conditions de travail, mouvements financiers etc.) ne sont pas prises au nom de la population mondiale mais au profit de ces groupes et de leurs actionnaires, parfois sur des intérêts à court terme qui peuvent même être nuisibles pour l’avenir de la planète.

 

Cette concentration de pouvoirs économiques a été étudiée par trois chercheurs de l’Institut de technologie de Zurich (Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stafano Battiston). Ils ont recensé la répartition des actions et des pouvoirs de 43.000 entreprises multinationales et ont élaboré une cartographie des réseaux. Ils sont parvenus à la conclusion que 40% du contrôle de toutes ces firmes étaient détenu par 147 firmes, dont les trois quarts appartiennent au secteur financier. Les études de ce type sont rares et elles montrent que la concentration se renforce au fil des ans, que la finance en est le cœur et qu’enfin le risque « systémique » s’accroît (c’est tout le système qui gagne ou qui s’effondre).

 

Depuis plus de vingt ans, la sociologue de l’université de Columbia, Saskia Sassen, analyse ce capitalisme mondialisé. Elle constate que la logique distributive et inclusive qui prédominait à l’époque des « Trente glorieuses » a laissé la place à une logique destructive. Le capitalisme, obsédé par les rendements financiers, détruit, expulse tout ce qui ne répond pas à cet objectif : chômeurs rayés des listes, travailleurs pauvres sans protection sociale, ménages expulsés de leur demeure après la crise des subprimes, classes moyennes chassées des centres-villes, population carcérale en explosion (600% au cours des 40 dernières années), paysans africains chassés de leur terre par des sociétés étrangères, mais aussi destruction de la biosphère.

 

Cette fuite en avant vers le désastre n’est pas perçue par une caste de super-riches qui vit dans un monde parallèle. Le système est organisé, dirigé par un ensemble de « formations prédatrices » : un ensemble hétéroclite et dispersé de dirigeants de grandes entreprises, de banquiers, de juristes, de comptables, de mathématiciens, qui s’appuient sur des machines surpuissantes et des réseaux technologiques. Cet enchevêtrement d’individus puissants, d’institutions, de réseaux, de machines est difficilement identifiable. Plus personne ne maitrise ce processus de destruction6.

 

Mais alors que les organisations internationales et surtout les Etats sont identifiés, que leurs dirigeants sont connus et que leurs responsabilités peuvent être établies, le pouvoir de ces multinationales est plus opaque, plus diffus. Elles peuvent polluer une région, anéantir une culture ancienne, elles peuvent privilégier les investissements dans un pays corrompu qui ne respecte pas les préoccupations environnementales ou sociales au détriment d’un pays responsable, elles peuvent délocaliser brutalement une industrie et exploiter des paysans ou des enfants dans un pays lointain, leur responsabilité est rarement établie et souvent trop tard.

 

Des liens étroits unissent ces trois sphères, organisations internationales, grands Etats, firmes multinationales : même idéologie, même type de personnel dirigeant, mêmes milieux sociaux, mêmes formations, mêmes carrières, mêmes grands conseils d’administration, mêmes « clubs » (Forum de Davos, Club Bilderberg etc.).

 

Le rôle croissant du lobbying dans l’élaboration des textes réglementaires accroît l’entregent entre ces milieux (cf. la propriété intellectuelle qui protège particulièrement les grands groupes, le protocole de Kyoto partiellement inappliqué, les limites à la loi Reach pour ne pas trop nuire à certains intérêts industriels, ou encore le programme de déréglementation généralisée élaboré à Davos « Global Redesign Initiative »).

 

Bien des sociologues ou économistes ont décrit cette propension à l’endogamie sociale7.

 

Le chercheur canadien, Robert Cox, considère que la mondialisation résulte d’une « nébuleuse », une classe transnationale dirigeante qui impose ses choix économiques et son idéologie aussi bien dans les institutions publiques que dans les entreprises privées.

 

Le philosophe américain, Michael Sandel, pourtant considéré comme conservateur et favorable au capitalisme, analyse les étapes de la marchandisation de la société et le rôle corrupteur de l’argent : « Depuis trois décennies les marchés gouvernent nos vies comme jamais par le passé »8.

 

Pour Jean Peyrelevade9 le pouvoir mondial a pris la forme d’une sorte de pyramide : environ 300 millions d’individus (sur plus de 6 milliards d’humains) possèdent la quasi-totalité des actions ; au 2e étage environ 10.000 gestionnaires de fortune concentrent la moitié des actions de toutes les bourses ; au sommet les managers des grandes entreprises cotées.

 

Susan Strange avait écrit dès 1986 « Casino Capitalism » qui avait révélé les dérives financières et la fragilité du système. En 2011, elle publie « Le retrait de l’Etat – La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale », dans lequel elle analyse le processus de prise de décision dans quatre secteurs fondamentaux : la sécurité, la production, la finance, le savoir. Elle combine l’économie, la science politique et l’histoire pour fonder une nouvelle discipline qui fait maintenant école : « l’économie politique internationale ». Elle s’intéresse aux lieux de pouvoir et constate l’affaiblissement des Etats face à la puissance des grands groupes privés.

 

Le grand penseur italien, Toni Negri, analyse aussi les forces en œuvre dans ce gigantesque marché. Dans son ouvrage « Empire » il invite les citoyens à la résistance et devient une source de réflexions pour le mouvement altermondialiste.

 

Certaines ONG ou associations comme Sherpa, Oxfam, Trillium, Finance Watch s’efforcent de cerner le pouvoir des transnationales et de susciter une régulation mondiale. Ainsi Sherpa propose de rendre la société mère d’un groupe responsable de l’action de ses filiales étrangères afin d’en finir avec ces multinationales prétendument modernes qui font faire le « sale boulot » (exploitation des enfants, pollution des pays etc.) par des filiales éloignées et inavouables. C’est en fait tout le droit international économique, contrôlé par un véritable système judiciaire international, qui demande à être mis sur pied.

 

Ainsi la mondialisation s’organise sous la férule de groupes puissants qui imposent leurs volontés et leurs intérêts, qui sont souples et réactifs mais aussi opaques et irresponsables. Ce réseau domine le monde mais n’est pas légitime. C’est en cela qu’il faut parler d’oligarchie.

 

1 Voir les études de Braudel et Giovanni Arrighi « Adam Smith à Pékin ».

2 Cf. « The Net Delusion », Public Affairs, 2012, Evgeny Morozov, chercheur à Harvard.

3 Cf. « Le Corps-marché », Seuil, 2014, Céline Lafontaine.

Cf. « L’économie pour toutes », Jézabel Couppey-Soubeyran et Marianne Rubinstein », La Découverte, 2014.

4 En 2002 Jean Baudrillard intitulait un article « La violence de la mondialisation ».

5 Cf. les critiques de Jérôme Haas sur ces normes comptables.

6 Cf. « Expulsions », Saskia Sassen, Harvard University, 2014.

7 Cf. notamment Gary Becker, Prix Nobel 1992.

8 Cf. « What Money Can’t Buy », « Ce que l’argent ne saurait acheter », Le Seuil, 2014.

9 « Le capitalisme total », 2005.

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